La Dame de la nuit



Le soleil était à peine levé que déjà chacun s'était mis au travail. Pompes et
chadoufs mêlaient leurs bruits aux voix des paysans qui s'interpellaient, au son des outils
s'entrechoquant et aux grincements des harnais et des charrettes.
Une grande animation régnait ce matin-là au bord du Nil, de façon assez
inhabituelle, autour d'une felouque qui venait de rejoindre la rive en toute hâte. On
gesticulait, on parlait fort, on criait même.
Instantanément, des hommes se mirent en devoir de porter avec célérité et grandes
précautions un corps inanimé qu'ils déposèrent sur la berge. L'homme fut aussitôt
entouré par un attroupement plus inquiet que curieux. Chacun guettait au travers de sa
gallabeyya mouillée le signe d'une respiration ... et l'homme respira !
Que de grâces et de remerciements te furent adressés en cet instant plein
d'émotion, ô Allah ! L'homme inconnu repêché dans le Nil était vivant.
Alors, le silence se fit. L'homme se mit à parler mais les mots qui sortaient de sa
bouche étaient presque incompréhensibles. Peu à peu, au fur et à mesure que les minutes
s'écoulaient, l'homme reprit connaissance, sa voix redevint plus claire et il commença à
raconter ce qui lui était arrivé.
« Je l'ai vue ... immense comme le ciel ... elle s'est penchée sur moi ... très haut
... très haut … ».
Dans l'attroupement, les regards se croisèrent, étonnés, interrogatifs. Un seul mot
était sur toutes les lèvres : « ... il délire ! ». L'homme reprit son récit.
« Oui ... sur moi ... son corps, très beau ... il a caché la lune ... mais je voyais les
étoiles au travers ... ».
Farid venait souvent se reposer sur les bords du Nil après sa journée de travail. Il
regardait le soleil se coucher, la lune apparaître ronde et blanche dans un halo de brume
légère, parsemant les eaux du Nil de ses reflets mouvants. Il écoutait le vacarme incessant
du chant des grenouilles, milliers de coassements passant de la polyphonie à l'unisson, de
l'harmonie au contrepoint. Puis il s'endormait paisiblement.
« Oui ... elle a posé ses mains à l'ouest ... et ses pieds à l'est ... et toutes les
grenouilles ont cessé de chanter ... et le soleil est ressorti de l'horizon ... il est entré dans
sa bouche ... elle l'a avalé ! ». Farid s'agitait, visiblement effrayé, mais il poursuivit son
récit.
« Oui ... des heures et des heures ... et son ventre s'est éclairé ... et elle a mis au
monde le Scarabée d'or ... j'étais aveuglé ... je me suis évanoui ».
Dans la foule, un jeune homme demanda : « Mais de qui parle-t-il ? ».
Un vieil homme lui répondit alors : « Il a vu la Déesse du Ciel, celle qui avale Atoum, le
soleil couchant, et qui fait naître Khéper, le soleil levant … Il a vu Nout ».




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